Dans les années cinquante, Germaine Tillion retourne en l’Algérie.
Novembre 1954 : l’insurrection éclate en Algérie. Attentats par le FLN. Début de la guerre d’indépendance.
Fin 1954, Germaine repart pour l’Algérie. Elle assiste aux prémices de « la guerre d’Algérie », qui s’achèvera en 1962. Attentats du côté algérien et exécutions capitales du côté français se succèdent.
“ … Considérant que les options politiques de l’Algérie regardaient les Algériens, et pas moi, je ne m’en suis jamais occupée. En revanche, j’ai essayé sans cesse de sauver des vies – françaises et algériennes – et j’en ai sauvé beaucoup. J’ai pris, pour cela, de grands risques… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p.267
Germaine – pour qui les Algériens qui veulent l’indépendance du pays, font acte de résistance (comme elle, jadis, face aux Allemands) – se démènera tout au long de la guerre pour réconcilier les deux camps. En vain.
“ … Une grande partie du peuple algérien a été victime d’injustices atroces et inexpiables [ … ] [La] haine sans fissure, sans pardon, ne me semble pas majoritaire. Elle existe néanmoins… Il reste que la partie la plus dynamique du peuple algérien est en même temps celle qui a le plus souffert, et celle qui a le plus profondément pénétré la culture française [ … ] L’on peut dire qu’elle a connu, mieux que quiconque, les deux France : la Belle et la Bête… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p. 280
Elle écrit : « Avec Massignon, je vais voir le ministre (Mitterrand) qui jure que l’on ne bombardera pas l’Aurès au napalm et propose de m’envoyer en mission pour trois mois ».
Sollicitée par Louis Massignon, universitaire et islamologue catholique français elle accepte une mission d’information qui lui est confiée par le gouvernement français. Elle s’embarque pour l’Algérie le 24 décembre 1954, près de quinze ans après son précédent séjour.
Décembre 1954 à mars 1955 :
Elle écrit : « Trois mois dans l’Aurès où je retrouve de vieux amis. J’enquête surtout sur la situation économique et constate l’effondrement tragique, que j’expose dans la brochure « L’Algérie en 1957 ». Début mars, je plie bagage et pars pour Paris via Alger… je dois rendre compte de ma mission au Gouverneur (le nouveau Gouverneur français pour l’Algérie est l’ancien ethnologue Jacques Soustelle). Je le fais longuement, il me dit « Il faut mettre tout ça par écrit ». D’accord. Le lendemain il me demande de rester comme chargée de mission à son cabinet. D’accord ».Je lui présente plusieurs projets de réforme (en particulier réformes communales). En avril il me demande d’étudier un plan de mission culturelle du type de ce qui existe au Mexique.
Je ne suis pas d’accord. La mission culturelle convient à un pays qui a cent ans devant lui pour évoluer. Je lui propose le plan des Centres Sociaux. Il l’accepte. Je commence immédiatement le recrutement, avec le plus grand soin. En octobre de la même année Soustelle signe les arrêtés de création et l’affaire démarre aussitôt. ….. ».
Les centres sociaux comportent plusieurs missions: 1° Un service éducation élémentaire pour les personnes n’ayant pas trouvé place dans les écoles élémentaires (filles et garçons) ;
2° Une éducation de base pour les adultes ; 3° des dispensaires ; 4° un secrétariat social ; 5° une formation préprofessionnelle dans les villes et éducation agricole dans les campagnes.
Germaine est détachée pendant un an du CNRS – où elle est chargée de recherche depuis 1942 – pour mettre en place les Centres Sociaux. Les premiers centres commencent à fonctionner. Ils accueillent enfants et adultes, hommes et femmes, et assurent aussi des soins médicaux simples ainsi qu’une aide administrative.
“ … Il faut maintenant en Algérie une instruction primaire normale, débouchant sur n’importe quel enseignement supérieur. Autrement dit, il faut mettre l’enseignement algérien au niveau de l’enseignement français. Autrement dit, je soumets [à Soustelle] les plans des Centres Sociaux. […] Ce qui est important dans les Centres Sociaux, c’est d’abord qu’il y avait un programme mais surtout, ce qui est tout aussi important qu’un programme, une équipe et cette équipe était constituée essentiellement par des instituteurs qui avaient enseigné assez longtemps dans le bled. Et ils avaient rêvé comme tous les instituteurs quand ils voyaient un gosse intelligent de le voir poursuivre des études complètes. De même, quand ils voyaient des gens crevant de faim, de leur donner les moyens de greffer leurs arbres… […] Première chose : instruction primaire pour les enfants ; deuxième chose : instruction de base pour les adultes. Et troisième chose, des soins médicaux pour les malades et des conseils pour ceux qui cherchent du travail… ”
voir “L’ enfant de la rue et la dame du siècle” – p. 234-235-237
1956. A l’ intention de ses anciennes camarades déportées, elle rédige un rapport sur l’état de l’Algérie. Il sera publié l’année suivante sous le titre « L’Algérie en 1957 » et suscitera de vives réactions : encensé par les uns, critiqué par d’autres.
1956, mars. Les Français acceptent de quitter le Maroc et la Tunisie qui deviennent indépendants.
1957, de janvier à juin : c’est la « Bataille d’Alger ».
Les troupes du général Massu affrontent les mouvements de rébellion algérienne qui déclenchent une vague d’attentats. 24 000 Algériens sont arrêtés. Le travail de police et de répression étant confié à l’armée française, l’usage de la torture se généralise en Algérie. Germaine en prend toute la mesure au cours d’une visite en Algérie au mois de juin, pour le compte de la commission créée par David Rousset, qui enquête sur les prisons dans ce pays. Pendant l’été, elle rencontre quelques-uns parmi les insurgés algériens, dont Yacef Saâdi et s’efforce de négocier une trêve entre les combattants. Saâdi est arrêté en septembre, elle rédige un témoignage en sa faveur.
“ … Télégramme m’annonçant l’arrestation de Fatima Hamdiken, le 28 septembre 1957 : FATIMA ARRÊTÉE ALGER DEPUIS MARDI – STOP – IGNORE ENCORE OÙ ELLE EST – STOP – LE MOTIF NE DOIT PAS ÊTRE GRAVE – RESPECTS – HAMDIKEN MOHAMED. Elle a été arrêtée, ainsi que Torkia, dans la nuit du mardi 24 au mercredi 25 septembre :
voir “Les ennemis complémentaires” – 1960 – cité dans “Combats de Guerre et de Paix” – p. 703-704
– à 23 heures, arrestation de Torkia ;
– à minuit, arrestation de Fatima ;
– à partir de 2 heures du matin environ, torture de Torkia, puis de Fatima devant Torkia, puis de nouveau de Torkia. Nuit du mercredi 25 au jeudi 26 septembre 1957 : vers minuit, les jeunes filles entendent crier dans le bâtiment où elles ont été torturées la veille. Peu après, des parachutistes viennent chercher Fatima et lui font la grande séance de torture, complètement dévêtue…”
“ … À l’inverse de ce que le général Massu semble croire, j’ai pleine confiance dans la sincérité et la qualité de l’information de Paul Teitgen : les 3 024 disparus dont il parle ont bien été arrêtés, et ils sont tous morts. [… ] Dans quelques cas, on retrouve leurs cadavres, mais dans ces cas-là, le prisonnier est censé avoir été tué au cours d’une évasion, ou s’être mortellement brûlé dans sa cellule avec une cigarette… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p. 266
1958 : Au début de l’année, Germaine Tillion devient à Paris, Directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études, pour une chaire de Sociologie algérienne.
Pendant l’été, elle se rend à Alger pour témoigner au procès de Saâdi qui se tient dans une atmosphère surchauffée. Son témoignage concernant leurs pourparlers secrets, n’empêche pas sa condamnation à mort. Mais entre temps de Gaulle est revenu au pouvoir, à la grande satisfaction de Germaine Tillion et il suspend les exécutions capitales.
13 mai : à Alger, putsch des partisans de l’Algérie Française. Le général de Gaulle est élu Président du Conseil. Il est vite appelé à la tête du Gouvernement français par le Président de la République René Coty, auquel il succédera le 21 décembre comme Président de la Vème République.
“ … Lorsque j’ai rencontré le Général de Gaulle, je lui ai raconté intégralement tout ce que je savais et je lui ai dit : “Mais enfin la torture en Algérie c’est de la folie, non seulement c’est dégoûtant, c’est scandaleux, et en plus c’est imbécile”… ”
voir “L’enfant de la rue et la dame du siècle” – p. 221
16 septembre 1959, de Gaulle renonce à la défense de l’Algérie française et prône l’autodétermination du pays. En 1961 ce sera la victoire du oui (75 %) au Référendum de l’Autodétermination de l’Algérie.
“ … En songeant à l’apport spirituel que la France doit à ses minorités (minorités protestantes, minorités juives), j’ai souvent été frappée par son ampleur, plus grande, me semble-t-il, que la proportion numérique ne peut l’expliquer. En outre, cet apport est orienté vers une notion – certes ! nullement spontanée dans l’espèce humaine – qui est le respect d’autrui. Et peut-être que la “personnalité” (dans ce qu’elle a de plus individuel), la “conscience” (dans ce qu’elle a de plus intérieur) commencent à partir non de leur noyau, mais à partir de leurs frontières : justement cette reconnaissance de l’existence des autres, toujours très chèrement acquise… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p.98-99
1960 : Publication du livre consacré à la guerre d’Algérie : « Les ennemis complémentaires ». Elle prépare une nouvelle édition, élargie, de son premier ouvrage sur l’Algérie, qui parait l’année suivante sous le titre : « L’Afrique bascule vers l’avenir ».
“ … Il ya quelques mois [1961] , une jeune étudiante algérienne se promenait avec ma nièce dans un parc de Paris. Ma nièce est petite et très blonde, elle avait quinze ans ; notre amie a un beau et pur type arabe : deux gamines rieuses, dans un jardin, ce n’est pas un spectacle qui éveille la fureur. Elles ont croisé un Algérien : il a regardé sa compatriote et a craché par terre pour lui signifier son mépris. Elle en était bouleversée. En Algérie, des hommes ont atteint un degré de désespoir sans borne, et rêvent de vengeance… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p.281
De 1960 à 1974. Germaine retourne à ses missions ethnologiques de terrain. Mandatée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), elle arpente le Bassin Méditerranéen, enquêtant, notamment, sur la condition féminine.
17 mars 1962 : Les Accords d’Évian mettent fin à la guerre d’Algérie.
“ … J’entends souvent des gens me dire : “Il faut donner ceci aux Algériens, il faut leur faire faire cela…”, etc. Trop tard. Ils ont été assez longtemps le complément d’objet direct ; maintenant, ils veulent être le sujet du verbe, et cette position motrice dans leur propre destin, ils ne demandent pas qu’on la leur octroie, mais ils exigent qu’on la leur reconnaisse. C’est même là l’essentiel de leur exigence… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p.251
1965-66 : Elle rédige et publie un traité d’anthropologie générale intitulé « Le Harem et les Cousins ».
Elle publie « Il était une fois l’ethnographie », ouvrage utilisant ses notes de terrain des années 1934-1940.
En 2000 : elle signera « l’Appel des Douze » qui dénonce la torture pendant la guerre d’Algérie. 2001 : publication de « A la recherche du vrai et du juste », recueils de ses textes, non réunis précédemment en livres, rédigés entre 1940 et 2000 et de « L’Algérie aurésienne » (en collaboration avec Nancy Wood), comportant une sélection de photos prises au cours de missions sur le terrain.
Vous pouvez lire ci-après des extraits de textes de Germaine Tillion qui concernent l’Algérie :
“… C’est dans l’Aurès qu’un petit enfant de six ans caressait une grosse pierre en lui murmurant tout bas : “Petite chèvre, donne-moi un peu de lait”, mais, du Nord au Sud de l’Algérie, on pouvait entendre son chuchotement… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p.269
“ … Nous n’avons encore parlé que d’une “Algérie algérienne”, si l’on peut dire. En face de celle-ci, il en existe une autre, aussi vivace, aussi dangereuse, aussi exposée : l’Algérie française. Effacer l’une au profit de l’autre est inhumain ; effacer l’autre au profit de l’une est tout aussi féroce. Existe-t-il un moyen terme ? Oui, les effacer toutes deux. Il existe dans les forêts de l’Amérique boréale des cervidés batailleurs et stupides qui parfois emmêlent leurs gigantesques bois et crèvent ainsi nasaux contre naseaux. C’est à eux qu’il faut songer en mesurant l’équilibre en présence, car leurs proportions sont aussi diaboliquement ajustées que celles des deux bêtes…”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p. 526
“ … Comme tous les drames de ce monde, la compréhension du drame algérien demandait une conjugaison, celle de la grande lumière blanche de l’enquête historique, qui illumine de toutes parts les reliefs et les couleurs, avec l’obscur rayon de l’expérience qui traverse les épaisseurs de la matière. Non pas la seule raison, non pas la passion seule, mais l’une et l’autre ensemble, unissant leurs insuffisantes clartés pour explorer ce gouffre inconnu, le malheur des autres… ”
voir “Fragments de vie” – p. 44
“ … L’histoire prouve que le fanatisme ne fait pas plus partie intégrante de l’Islam que la croisade contre les Albigeois ou les procès de sorcellerie ne sont, par essence, constitutifs de la Chrétienté… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p.472
“… Les légions romaines qui ont stationné pendant des siècles dans le Constantinois étaient surtout composées de soldats gaulois amenant leurs familles, cultivant un bout de terrain et, leur «temps» achevé, s’établissant dans le pays. Bref, si les fantômes de “nos ancêtres les Gaulois” pouvaient revenir en Algérie et y faire un recensement de leurs chromosomes, qui peut dire où ils les retrouveraient ? [ … ] Si je vous mentionne ces détails, c’est parce qu’il arrive parfois que des arguments racistes figurent dans l’imbroglio algérien. Ailleurs, elles me semblent pénibles, mais ici elles sont également sottes… ”
voir “Combats de Guerre et de Paix” – p.471