Depuis son entrée en Résistance pendant la 2è Guerre Mondiale, et dès 1940, Germaine Tillion a toujours été engagée. Dans la défense de l’humain, de son intégrité et de sa dignité (voir les chapitres La Résistante et La Déportée). 

Les Centres Sociaux

(voir le chapitre La Médiatrice – la guerre d’Algérie

Fidèle à sa vision globale de la dignité humaine, Germaine Tillion a considéré que la  » clochardisation  » des Algériens, qu’elle avait constatée dès 1955, devait être combattue par des mesures leur permettant de gagner leur vie autrement que par les seuls revenus traditionnels de la terre, devenus largement insuffisants. D’où la mise en place des Centres Sociaux Éducatifs (CSE) dont l’objectif était de permettre aux Algériens – parents et enfants – de s’éduquer et se former à des mêtiers autres que ceux du monde rural.

“La clochardisation, disait-elle, c’est le passage sans armure de la condition paysanne (c’est-à-dire naturelle) à la condition citadine (c’est-à-dire moderne). J’appelle « armure » une instruction primaire ouvrant sur un métier. En 1955, en Algérie, j’ai rêvé de donner une armure à tous les enfants, filles et garçons”

voir “La Traversée du mal

C’était un peu cela la « méthode Germaine Tillion » : une analyse pertinente des maux qui rongent la société et, surtout, la mise en pratique de solutions concrètes.

Tout au long de sa vie, elle s’est engagée dans bien d’autres combats.

L’Éducation dans les prisons

Pendant la Guerre d’Algérie, elle s’est inquiétée de la misère intellectuelle qui frappait les prisonniers condamnés à des mois, voire des années de détention sans aucune activité, aucune ouverture au monde. Alors que rien n’était prévu jusqu’alors, elle a tout fait pour que les prisonniers puissent suivre des cours, étudier et se former pendant tout le temps de leur détention : 

“… Dès mon retour , en 1945, je m’étais intéressée aux problèmes de la détention et, avant 1957, j’étais déjà visiteuse de prison. La question de l’enseignement m’intéressait particulièrement.  [… ]  À  l’époque de la guerre d’Algérie, j’ai fait partie du cabinet d’André Boulloche. Sa mère était morte à Ravensbrück, son père et son frère sont également morts en déportation. [… Lui ] a été déporté avec une éventration. Il est revenu de déportation, bon, il se retrouve ministre du général de Gaulle en 1958. Il accepta ma proposition d’organiser l’enseignement dans les prisons sous l’autorité de l’Education nationale. Je peux vous dire d’expérience qu’avant cette réforme, pour obtenir pour un prisonnier une ardoise et un morceau de craie, il fallait solliciter d’innombrables administrations, qui vous répondaient, au mieux six mois après, qu’elles n’en pouvaient mais  [… ] Je savais que le rattachement de l’enseignement dans les prisons à l’Éducation Nationale était possible et qu’il ferait tomber d’un seul coup tous les obstacles… C’est ce qui s’est produit. [… ] Aujourd’hui, et je dis que c’est beaucoup grâce à André Boulloche et au Garde des Sceaux Edmond Michelet et un peu grâce à moi, on peut passer un doctorat en prison. (A noter que nous étions trois déportés)…”


voir « Voix et Visages »  –  Bulletin de l’association des déportées et internées de la Résistance (ADIR) N°104 / mai-juin 1966

La Commission d’enquête internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC)

Celle qui avait connu la détention et la déportation dans les camps nazis avait consacré les années qui ont suivi la fin de la guerre à analyser le fonctionnement de ces camps. Il n’est pas étonnant qu’un autre ancien déporté, David Rousset, ait sollicité Germaine Tillion dès la fin 1949 pour participer à une Commission d’Enquête Internationale contre le Régime Concentrationnaire (CICRC). Posant à ses anciennes camarades de détention la question de savoir s’il fallait y participer, celles-ci répondirent :

“à l’unanimité [… ] nous étions d’accord sur le principe que nous ne pouvions rester neutre, que nous ne pouvions nous désintéresser du sort de ceux qui souffraient ce que nous avions souffert”

idem – p.203

Germaine Tillion fut élue par ses camarades pour les représenter. 

Avec l’honnêteté qui est la sienne, Germaine Tillion participera d’abord aux travaux jugeant les camps soviétiques et les goulags de Staline (Bruxelles – mai 1951), puis ensuite aux travaux concernant la torture en Algérie. Ses camarades de l’ADIR firent une déclaration solennelle :

Le Conseil d’Administration de l’ADIR, à l’unanimité [… ]  déclare [… ] que l’enquête, qui a été commencée avec l’URSS, sera poursuivie dans tous les autres pays accusés, à tort ou à raison, d’entretenir chez eux un régime concentrationnaire

idem – p.206

Ainsi, la CICRC enquêtera ultérieurement sur les prisons de Franco en Espagne et celles des colonels grecs. Germaine Tillion elle-même faisait le constat suivant :

“Si les démocraties veulent survivre, il leur faut prêter grande attention à leurs faiblesses (inhérentes à leur nature, et indiscutables), mais aussi à leurs forces, qu’elles dilapident en voulant singer les états « efficaces ». Leur chance est d’être réellement ce qu’elles promettent – c’est-à-dire justes – , de maintenir la liberté, l’égalité, la fraternité, comme fondements de leurs lois, de faire, en toutes circonstances, respecter les droits de la personne humaine”

idem – p. 218

En juin et juillet 1957, la Commission enquêtera sur la torture et les violences dans toute l’Algérie. Germaine Tillion accompagnera le jury pour visiter les prisons et les camps qu’elle lui avait désignés, car :

“dès le début de leurs enquêtes sur Staline et Franco, les anciens déportés avaient convenu que les rapports sur les conditions de détention d’un pays devraient être signés par des étrangers à ce pays. » [Parmi les lieux visités], « la prison de Barberousse à Alger, où se trouvait alors une partie de l’élite intellectuelle musulmane d’Algérie”

idem – p. 553

Cet engagement de Germaine Tillion s’est traduit pendant toute la Guerre d’Algérie par une lutte incessante contre la torture et les exécutions :

“… Considérant que les options politiques de l’Algérie regardaient les Algériens, et pas moi, je ne m’en suis jamais occupée. En revanche, j’ai essayé sans cesse de sauver des vies – françaises et algériennes – et j’en ai sauvé beaucoup. J’ai pris, pour cela, de grands risques…”

À cette fin, en plus de sa participation à la CICRC, GT n’a pas hésité à s’adresser aux plus grands, du général Massu, chef de l’armée française, au général Ély, au général de Gaulle –  avant et après qu’il soit devenu Président de la République française – et à une pléthore de cabinets et de ministres des gouvernements français qui se sont succédés pendant cette guerre. Elle a sollicité aussi des artistes comme, entre autres, le Prix Nobel Albert Camus, le cinéaste Claude Lanzmann, l’Archevêque d’Alger, et s’est défendue contre d’autres, tels l’historien Pierre Nora ou l’écrivaine Simone de Beauvoir – à qui elle a écrit une lettre ouverte contestant fermement la critique ahurrissante de cette star de l’Intelligentsia française qui avait traité de « saloperie » 1 le témoignage de Germaine Tillion en faveur du chef FLN Yacef Saadi.

De ses années de résistance à celles de l’Algérie, de Ravensbrück à la Palestine puis à l’Irak, Germaine Tillion s’est dressée toute sa vie contre la torture et la violence. Quitte à se mettre en porte-à-faux avec des proches, des amis, des responsables politiques, voire d’anciennes déportées communistes lors des enquêtes sur le goulag. Pour elle, l’important était La recherche du vrai et du juste (publié en 2001 à partir de textes rédigés entre 1940 et 2000)  :

“… Je ne peux pas dire qu’une chose n’est pas vraie, quand je pense qu’elle est vraie. Et je pense, de toutes mes forces, que la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique…”

voir « Fragments de vie » –  p. 271

Contre l’esclavage et toute forme de discrimination

Après 1962, Germaine Tillion reste toujours très attentive au sort de l’Algérie. Mais son champ d’action passe maintenant par l’enseignement et l’étude « de terrain » : elle assume de nombreuses missions, accompagnée de  plusieurs étudiants, en particulier dans les pays du Sahara et du Sahel auprès des populations Touaregs et Maures, là où perdurent des formes encore très présentes de domination. Elle recueille une masse énorme d’informations sur les systèmes de parenté mais aussi sur tous les aspects de la vie quotidienne, des systèmes de castes à la littérature orale.

À partir de 1975, elle continue à enseigner mais, l’âge aidant,  s’éloigne petit à petit du terrain. Elle prend alors une part active dans la Ligue contre l’esclavage qui combat toutes les formes de traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail, notamment domestique. Elle devient ensuite présidente de l’Association contre l’esclavage moderne, fonction qu’elle assume avec une rigueur mais aussi un humour manifestes : 

“J’ai été présidente d’une société antiesclavagiste et à ce titre j’ai été invitée à Londres par la plus ancienne des sociétés antiesclavagistes, où j’ai rencontré des vieux messieurs qui auraient été tout à fait à leur place dans un roman d’Agatha Christie. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose, qu’ils n’avaient pas assez d’argent. Je leur ai répondu : surtout n’achetez pas des esclaves, cela ferait monter les prix ! Non, ce que vous pourriez faire, c’est lire à la radio des récits qui mettent les esclaves à l’honneur. Je leur ai transmis un texte latin qui racontait comment les sénateurs romains avaient libéré leurs esclaves pour disposer de combattants, et, suite à la défense de la ville, les belles dames avaient accepté d’épouser des esclaves. Or une histoire semblable avait eu lieu en Mauritanie…”

voir « Combats de Guerre et de Paix » – p. 61

Pour la protection des femmes dans les Aurès et le statut de la femme

Sans jamais s’être revendiquée comme féministe, Germaine Tillion a beaucoup fait pour analyser et améliorer le sort des femmes, depuis les sociétés du Maghreb jusqu’à celles du pourtour méditerranéen.

Sa première démarche, à son habitude, a été de comprendre le système des alliances. Son livre majeur, Le Harem et les cousins – sorti en 1966 et aujourd’hui un classique traduit dans le monde entier – en fait la synthèse et a bouleversé les certitudes établies : le statut des femmes dans la société méditerranéenne – et leur aliénation – viendrait d’après elle du système de mariage  » endogame  » des sociétés d’éleveurs et d’agriculteurs : ils ne veulent pas disperser les héritages et les dots et préfèrent donc marier leurs filles à leurs « cousins » et non à des étrangers, les « beau-frères ». Théorie dérangeante, qui met en cause ce que l’on pensait être la plus ancienne règle sociale – l’interdit de l’inceste – et que Germaine Tillion justifie avec brio : 

“En appelant ce livre Le Harem et les cousins, je voulais attirer l’attention sur un caractère qui oppose la société méditerranéenne traditionnelle à la fois aux sociétés modernes et aux sociétés dites sauvages ; ce caractère est sans doute à l’origine d’un avilissement tenace de la condition féminine.”

voir “Le harem et les cousins” – édition Le Seuil – 1966

De cet absence de « mélange » et donc de cette « pureté » découleraient les notions de noblesse et d’honneur… mais aussi l’enfermement des femmes et leur aliénation. Elle développera son analyse dans son autre grand œuvre, Il était une fois l’ethnographie, panorama de ses recherches et de sa méthode d’investigation scientifique des années 1940 :

“… Dans tous les pays où l’héritage et l’instruction vont encore prioritairement aux garçons, la femme sans métier, sans droits juridiques, sans toit, sans héritage, sans argent, ne garde que la possibilité de mettre chaque année un enfant au monde. En cas de défaillance du père, c’est pourtant elle qui devra assumer la charge d’élever cet enfant annuel et rien n’est fait pour l’y aider. Il va de soi que ces pratiques d’un autre âge ne choquent pas seulement les consciences mais ruinent les nations, car plus les femmes sont privées d’école et de métier, et plus régulièrement la population se paupérise !”

voir “Il était une fois l’ethnographie” – Le Seuil – 2000

Le Harem et les cousins se conclue par une référence très claire à ce qui a fait l’actualité des années 1960…  et qui reste malheureusement vrai  encore trop souvent : “À notre époque de décolonisation généralisée, l’immense monde féminin reste, à bien des égards, une colonie.

Mais Germaine Tillion, à son habitude, ne se contente pas d’avancer des idées, elle propose des solutions. Sa réponse, comme en 1955 avec les Centres Sociaux Éducatifs (CSE), est un vaste plan d’éducation populaire :

“… Quand je dis « éducation de la femme », cela veut dire une instruction de même niveau que celle de l’homme, autrement dit, pour les deux, le niveau le plus élevé possible. Et cela veut dire aussi que dans tous les pays on essaie d’atteindre le niveau le plus élevé possible. Sinon, vous maintenez des injustices effroyables dans chaque pays, et entre tous les pays…  Je suis tout à fait convaincue qu’une des causes du sous-développement de tout le sud de la Méditerranée, c’est le statut de la femme…”

voir « Combats de Guerre et de Paix » – p. 57

La Recherche scientifique et l’Enseignement

Parmi les autres combats de Germaine Tillion, nous pouvons compter la manière dont elle a mené ses travaux scientifiques et ses fonctions de chercheuse et de pédagogue : que ce soit  » sur le terrain « , au contact des populations de Mauritanie, du Sahara ou du Proche Orient, que ce soit dans son légendaire séminaire d’Ethnologie du Maghreb à l’École Pratique des Hautes études, qu’elle dirigea jusqu’en 1980, là aussi elle a mis en pratique ses valeurs de respect et de tolérance :

“ … Qu’est-ce que l’ethnologie ? À mon avis c’est une école d’humanisme car seule l’ethnologie (c’est-à-dire l’étude en profondeur d’une autre société) peut nous permettre de « voir » la nôtre. Freud disait à ses élèves qu’il n’est pas possible de se psychanalyser soi-même, pas plus qu’il n’est possible de se regarder de profil dans un miroir à une seule face. On peut dire la même chose aux sociologues : pour faire une « socianalyse » correcte de sa propre société il faut en avoir étudié une autre en profondeur. Et inversement : je ne crois pas qu’on puisse regarder à fond une société étrangère lorsqu’on ne s’intéresse pas à la sienne… ”

voir “Fragments de vie” – p. 371

Elle n’en était pas moins lucide et exigeante :

“ … Je tiens à signaler que les rapports « scientifiques » – c’est-à-dire basés sur l’observation des autres – sont faux et factices : pour connaître une population, il faut à la fois la « vivre » et la « regarder ». Ce pourquoi ceux qui vivent doivent apprendre à regarder – ou ceux qui regardent doivent apprendre à vivre – au choix…”

voir “Fragments de vie” – p. 179

Cependant, c’est son ouverture au monde et sa générosité qui l’emportent dans son approche scientifique :

“ … Si l’ethnologie, qui est affaire de patience, d’écoute, de courtoisie et de temps, peut encore servir à quelque chose, c’est à apprendre à vivre ensemble… ”

voir “Combats de Guerre et de Paix” – p. 65

Derniers combats

Si l’heure de la retraite lui a permis de s’adonner totalement à l’écriture, c’est grâce à son courage et sa ténacité qu’elle écrira ses œuvres majeures : la troisième version, définitive, de son livre sur Ravensbrück en 1988, “ La traversée du mal ” en 1997, “ Il était une fois l’Ethnographie ” en 2000, “ À la recherche du vrai et du juste ” et “ L’Algérie Aurésienne ” en 2001, enfin “ Les ennemis complémentaires ” en 2005. Cette même année, trois ans avant sa mort, était enfin éditée son opérette humoristique écrite dans l’horreur des camps, “ Le Verfügbar aux Enfers ”.

Mais Germaine Tillion continue aussi à se battre sur un plan collectif : le 4 mars 2004 elle co-signe une lettre ouverte,  » L’appel des résistants  » qui interpelle élus et citoyens, jeunes et moins jeunes :

“ Au moment où nous voyons remis en cause le socle des conquêtes sociales de la Libération, nous, vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France Libre appelons les jeunes générations à faire vivre et transmettre l’héritage de la Résistance et ses idéaux toujours actuels de démocratie économique, sociale et culturelle. Soixante ans plus tard, le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et soeurs de la Résistance et des nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n’a pas totalement disparu et notre colère contre l’injustice est toujours intacte. […] Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous.
Nous n’acceptons pas que les principaux médias soient désormais contrôlés par des intérêts privés, contrairement au programme du Conseil National de la Résistance et aux ordonnances sur la presse de 1944. Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui commence, nous voulons dire avec notre affection : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer » ”.

Les derniers combats de Germaine Tillion furent un appel contre la torture en Irak en 2004 et son adhésion à un comité de sans-papiers : avec plusieurs personnalités politiques comme Alain Krivine et Stéphane Hessel ou du monde du spectacle dont Ariane Mnouchkine et la comédienne Emmanuelle Béart, elle soutint le mouvement de centaines de Sans-Papiers qui occupèrent l’église Saint Bernard durant l’été 1996 : elle avait 89 ans !

Par ailleurs, elle continua à recevoir chez elle, à Paris ou dans sa maison de Bretagne, des amis mais aussi des étudiants, des universitaires, journalistes, intellectuels, etc, jusqu’en 2004, à 97 ans !


Nous souhaitons remercier chaleureusement nos partenaires