Germaine Tillion n’a pas été qu’une scientifique passionnée, une résistante magnifique et une militante de tous les combats. C’était aussi une femme gourmande de la vie, pleine de sagesse, de gaieté, de malice et d’humour.
“ En lisant ses écrits et, plus encore, en côtoyant Germaine Tillion, j’ai eu l’impression d’être entré en contact avec une personnalité hors du commun, d’autant plus imposante (et attachante), qu’elle était la simplicité même, un
Tzvetan Todorov (sémiologue, philosophe spécialiste de l’Histoire des idées et premier Président de l’association « Germaine Tillion » – Paris)
être à la fois drôle et profond. Même si ses livres […] sont fort bien écrits et continueront d’être lus, j’avais le sentiment, et je ne devais pas être le seul, que s’ajoutait à ces ouvrages précieux une autre œuvre, d’un genre
différent mais plus remarquable encore – à savoir sa vie même ”
À l’occasion de sa mort, le grand journaliste Jean Daniel écrivait :
“ La vertu la plus contagieuse deGermaine Tillion était, selon le mot si juste de Geneviève de Gaulle, la compassion. Elle ne prêchait ni ne sermonnait. Elle ne se donnait ni en exemple ni en spectacle. Elle n’était même pas sûre qu’il faudrait, dans d’autres circonstances, faire ce qu’elle a fait ni ce qu’elle était en train de faire. Nul n’était plus éloigné de l’esprit de dénigrement, et nul n’était plus disposé qu’elle à écouter, à donner, à échanger, à partager – et à rire. ”
Sa capacité d’écoute, de respect et sa grande sagesse lui permettront de s’intégrer dans les populations lointaines qu’elle est allée observer pendant plus d’un demi-siècle, que ce soient les Touaregs, les femmes libanaises ou les tribus chaouïas des Aurès, en particulier les « grands vieux ». En 2007, dans son hommage pour le centenaire de Germaine Tillion, Benjamin Stora
soulignait sa pratique de l’ethnologie, qui lui a permis de créer une distance à l’égard de sa propre expérience.
“ Ne pas croire qu’on sait parce qu’on a vu; ne porter aucun jugement moral; ne pas s’étonner ; ne pas s’emporter ; vivre de et par la société indigène ”
La sagesse de Germaine Tillion lui permettra aussi de réfléchir à la nature humaine dans les circonstances extrêmes qu’elle vécut face au nazisme et à l’Occupation :
“ … J’appris sur le crime et les criminels, la souffrance et ceux qui souffrent, la lâcheté et les lâches, sur la peur, la faim, la panique, la haine, des choses sans lesquelles on n’a pas la clé de l’humain, car tout cela, à l’état de larves,
voir Fragments de vie – p. 245
rampe dans n’importe quelle société, – mais on n’apprend à l’identifier que lorsqu’on a regardé longuement la bête adulte, épanouie dans sa peau. […]
Dans les jours qui suivirent notre libération par la Croix-Rouge suédoise j’ai pensé d’abord, intensément et désespérément, au gouffre. […] Quel était ce pourrissement qui avait, brusquement ou non, éclaté dans la civilisation allemande ? Y a-t-il des maladies pour les civilisations ? Et comment lutter contre elles ? Des mois, des années de captivité, dans la solitude de la mort, c’est une méditation de l’abîme probablement plus intime que celle
des cloîtres… ”
“ …Entre 1939 et 1945, j’ai cédé comme beaucoup à la tentation de formuler des différences, des mises à part : « ils » ont fait ceci, « nous » ne le ferions pas… » Aujourd’hui, je n’en pense plus un mot, et je suis convaincue au contraire qu’il n’existe pas un peuple qui soit à l’abri du désastre moral collectif… ”
voir Ravensbrück n°2 – p. 213
Anise Postel-Vinay, sa codétenue et amie, dira pourtant :
“ Germaine Tillion a sans doute vu la Gorgone, elle aussi, mais la passion de comprendre l’a emporté, ainsi que la tendresse sans bornes qu’elle a toujours portée à ses semblables. Elle dit volontiers que, depuis la préhistoire, l’humanité n’a survécu que de catastrophe en catastrophe et pourtant, elle est allée de l’avant ”
Et lorsque Geneviève de Gaulle-Anthonioz remet à Germaine Tillion la décoration de Grand Croix de la Légion d’Honneur, elle témoignera de la sagesse de celle qui fut aussi son amie indéfectible :
“ …tu nous apprends à regarder, à écouter, à essayer de comprendre… Toujours avec bienveillance, souvent avec compassion. Tes camarades ont croisé dans ton escalier tes amis berbères, des officiers de parachutistes et des
combattants algériens du FLN ; le général de Gaulle a été attentif à ce que tu lui communiquais. Tu es toujours en éveil de ce qui est lointain comme de ce qui est proche. Parfois avec une certaine distraction. Ainsi lorsque le
président du tribunal militaire allemand t’annonce que tu es condamnée à mort, il reste stupéfait de ton indifférence. « Oh ! Excusez-moi, Monsieur, lui dis-tu, je vous avais oublié… » Quelle chance extraordinaire d’avoir « traversé le mal » à tes côtés, puisque en te voyant nous pouvions croire au bien, puisque nous pouvions encore espérer… ”
Autant que la sagesse, c’est son humour qui toujours accompagnera Germaine Tillion et lui permettra de transcender l’insoutenable. Un humour teinté d’insolence quand elle ose répondre au fameux tribunal nazi qui l’a condamnée à mort :
“ …Messieurs, J’ai été arrêtée le 13 août 1942, vous le savez, parce que je me trouvais dans une zone d’arrestation. Ne sachant encore au juste de quoi m’inculper et espérant que je pourrais suggérer moi- même une idée, on me mit, pendant trois mois environ, à un régime spécial pour stimuler mon imagination. Malheureusement, ce régime acheva de m’abrutir et mon commissaire dut se rabattre sur son propre génie, qui enfanta […] cinq accusations […], dont quatre sont graves et une vraie : Assistance sociale, Espionnage, Évasion, Parachutistes, Entreprise contre la police allemande […] [Pour ce qui est des parachutistes], j’aurais été certainement très ennuyée si un parachutiste était descendu dans mon jardin, car il m’est absolument impossible de loger quelqu’un chez moi sans que tout le quartier le sache : ma grand-mère, âgée de quatre-vingt-treize ans, va encore chez quelques fournisseurs très proches et cause volontiers avec eux ; en outre, nous sommes servies depuis vingt-cinq ans par une excellente femme, mais la plus bavarde et la plus peureuse du département. Je n’ose même pas imaginer quelles auraient pu être leurs réactions à toutes deux en présence desdits parachutistes […] Je demande donc : d’où sortent ces parachutistes ? Où les ai-je pris ? Où les ai-je mis ? Car je ne les ai pourtant pas dissimulés dans un repli de ma conscience (en admettant que celle-ci ait des replis). […]
Prison de Fresnes, 3 janvier 1943
Pour ce qui est d’une entreprise contre la police allemande], je serais profondément navrée si l’on m’accusait d’ironie, c’est pourquoi je me fais un devoir de citer mot à mot et en détail ce qui me fut notifié au sujet de cette dernière et extraordinaire accusation. Après avoir consulté (d’un œil un peu trop rapide) le dictionnaire, mon commissaire me dit : « Vous êtes accusée d’avoir voulu naturaliser la police allemande et les traîtres français. » Il se rendit compte à ma tête que ça ne « collait » pas, car il repiqua dans son lexique. Simple lapsus. […] Pendant que je réfléchissais sur ce thème, mon commissaire, émergeant enfin de son dictionnaire, me disait : « Cette fois, je sais. Vous êtes chargée de rendre leur innocence aux membres de la police allemande. » Il y a là peut-être (probablement) un autre contresens, mais je fus si abasourdie (et réjouie) devant cette entreprise grandiose, que je ne songeai pas sur l’instant à demander d’explication. J’ai pourtant l’habitude des requêtes les plus extraordinaires […] Malgré ces compétences variées, je déclare formellement que, si ces messieurs de la police allemande ont réellement perdu leur innocence, je suis incapable de la leur rendre… ”
Dans ce camp de la mort qu’est Ravensbrück, elle compose même une opérette-revue, « Le Verfügbar aux enfers », qui décrit avec dérision – comme un naturaliste observerait des insectes – la condition des » Verfügbarens », c’est-à-dire des détenues qui refusaient de travailler
pour l’ennemi et étaient donc corvéables à merci pour les pires travaux :
“…Ventre dans les talons - tel un gastéropode - Mais fonçant dans la course ainsi qu’un autobus, Pour fuir le travail tenant du lapinus, Pour aller au travail tenant de la limace…”
Le plus impressionnant est la manière dont Germaine Tillion réussit à se cacher pour écrire cette opérette, à se procurer papier, crayons, couleurs pour ce faire, avec le soutien de toutes les déportées :
“ … Ce furent toutes les Verfügbaren françaises qui devinrent débardeurs ou débardeuses dans le commando de déchargement des trains, et c’est là que, cachée dans une caisse d’emballage par mes camarades NN, j’ai écrit une revue en forme d’opérette appelée « Le Verfügbar aux enfers… ”
voir Fragments de vie – p.212
Le titre résume parfaitement la démarche de l’auteur qui décrit l’enfer des camps nazis tout en faisant un clin d’œil à une opérette d’Offenbach (« Orphée aux enfers »). Humour noir teinté d’autodérision : quand Germaine Tillion évoque par exemple « un camp modèle avec tout confort, eau, gaz, électricité », le chœur répond « gaz surtout ! « . Elle seule pouvait écrire cette phrase à la résonnance tragi-comique portée à son paroxysme, et personne d’autre qu’elle !
Germaine Tillion fait chanter à ses compagnes, sur des airs connus de l’époque, des textes qu’elles écrivent ensemble, de façon à se moquer d’elles-mêmes et de leurs conditions de (sur)vie. Cette distanciation de la souffrance par l’humour ayant pour fonction, notamment, de les éclairer sur le système qui les écrase (n’oublions pas qu’elle était ethnologue) mais aussi de redonner vie à la seule chose qui pouvait leur éviter de sombrer : l’espoir.
Cette opérette, qu’elle ne terminera pas tant l’hiver 1944-45 aura été rude, décrit le sort des prisonnières avec un humour noir si corrosif que Germaine Tillion hésita longtemps avant de la laisser éditer et représenter après guerre, de crainte que soit mal compris cet humour irrévérencieux pour traiter un tel sujet.
Mais GermaineTillion le revendique :
“ … J’ai écrit une opérette, une chose comique, parce que je pense que le rire, même dans les situations les plus tragiques, est un élément revivifiant. On peut rire jusqu’à la dernière minute… ”
extrait du film de David Unger « Germaine Tillion à Ravensbrück : Le Verfügbar aux enfers » (58mn – 2008 – prod. Ciétévé/Arte)
Comme le disait Étienne Moulron, Fondateur de la Maison du Rire et de l’Humour de Cluny :
“ … C’est l’un des textes les plus surprenants et certainement le plus drôle parmi tous ceux qui proviennent des camps de la mort nazis : dévoilement des crimes, colère déguisée en rire, coalition de l’amitié, œuvre unique dans
l’histoire et le vécu de l’univers concentrationnaire … ”
En 2009, la Maison du Rire et de l’Humour de Cluny décida à l’unanimité de ses membres, avec grande émotion et gravité, de décerner à titre posthume à Germaine Tillion son Troisième “ Prix de l’Humour de Résistance ” pour rappeler et prouver, s’il en était besoin, que l’Humour, cette “ politesse du désespoir ” n’en est pas moins “ la seule chose absolue dans un monde comme le nôtre ” comme le disait Albert Einstein, et une affaire bien plus
sérieuse qu’il n’y paraît : tout comme le prince des humoristes, ce bon vieil Alphonse Allais, “ nous ne plaisantons jamais avec l’humour ! ’’
Cette capacité de dérision, Germaine Tillion la mettra au service de tous ses combats. Par exemple, pendant la guerre d’Algérie, devant le déni du général Massu, qui contestait les nombreuses disparitions de personnes arrêtées par ses troupes, elle répond :
“ … À l’inverse de ce que le général Massu semble croire, j’ai pleine confiance dans la sincérité et la qualité de l’information de Paul Teitgen : les 3 024 disparus dont il parle ont bien été arrêtés, et ils sont tous morts. [… ] Dans quelques cas, on retrouve leurs cadavres, mais dans ces cas-là, le prisonnier est censé avoir été tué au cours d’une évasion, ou s’être mortellement brûlé dans sa cellule avec une cigarette… »
Et devenue présidente d’une association anti-esclavagiste, elle laisse pétiller sa malice :
« … J’ai été présidente d’une société antiesclavagiste et à ce titre j’ai été invitée à Londres par la plus ancienne des sociétés antiesclavagistes, où j’ai rencontré des vieux messieurs qui auraient été tout à fait à leur place dans un roman d’Agatha Christie. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose, qu’ils n’avaient pas assez d’argent.
voir Combats de Guerre et de Paix – p. 61
Je leur ai répondu : surtout n’achetez pas des esclaves, cela ferait monter les prix ! Non, ce que vous pourriez faire, c’est lire à la radio des récits qui mettent les esclaves à l’honneur. Je leur ai transmis un texte latin qui racontait comment les sénateurs romains avaient libéré leurs esclaves pour disposer de combattants, et, suite à la défense de la ville, les belles dames avaient accepté d’épouser des esclaves. Or une histoire semblable avait eu lieu en Mauritanie… ”
Que ce soit dans l’amitié ou dans l’adversité, Germaine Tillion a montré un bel appétit de vivre.
En témoigne Odile Boulloche, femme du ministre et ancien déporté :
“…J’aimerais souligner qu’elle était gaie (son opérette en fait foi). C’était son tempérament et sa religion. C’est parfois le plus aigu du courage ”
voir lettre à Jean Quercy – 2014
Sa personnalité exceptionnelle se traduisait aussi par la qualité de son accueil : elle reçut chez elle les hôtes les plus divers, des plus prestigieux aux plus modestes, étudiants, universitaires, journalistes, intellectuels, artistes,… jusqu’en 2004, à 97 ans ! Par malice comme par gourmandise, elle était capable de prétexter un manque de temps pour cuisiner et offrir des sandwichs à ses invités… oui, mais des sandwichs au foie gras ! À partir des années 1980, la retraite aidant, elle devint « La dame de Plouhinec », comme la nommait Jean Lacouture, un de ses nombreux visiteurs en Bretagne. Là, dans son jardin, le parfum des roses la récompensait des affres du passé…
La sagesse, l’humour et la gourmandise de Germaine Tillion en font l’une des figures les plus lumineuses de l’histoire du XXème siècle. Sa pensée pourrait se résumer ainsi :
“ … Si l’ethnologie, qui est affaire de patience, d’écoute, de courtoisie et de temps, peut encore servir à quelque chose, c’est à apprendre à vivre ensemble… ”
voir Combats de Guerre et de Paix – p. 65
“ … Je pense que l’espèce humaine peut progresser : oui, je reste une optimiste, une candide… ”
voir Combats de Guerre et de Paix – p. 62