À partir de 1925, Germaine Tillion commence des études supérieures à l’Université. Elle hésite : quelle voie choisir ? La paléontologie ? L’archéologie ? Ou l’histoire de l’Art ? Pourquoi pas la psychologie ? Le dénominateur commun de ces disciplines saute aux yeux : un intérêt profond pour l’être humain.
Elle essaie tout : l’École du Louvre (archéologie, préhistoire, histoire de l’art), la Sorbonne, l’École Pratique des Hautes Etudes (notamment études celtiques et épigraphie sémitique), le Collège de France, les Langues O’ (INALCO) et l’Institut d’Éthnologie.
À partir de 1928, Germaine assiste aux cours de Marcel Mauss, un célèbre anthropologue spécialiste des sociétés humaines sous tous leurs aspects, physiques, économiques, religieux, politiques comme culturels. Ils sont une révélation pour la jeune touche-à-tout. Elle a trouvé sa voie : elle choisit l’ethnologie, une branche de l’anthropologie qui étudie les habitudes et coutumes des peuples.
En 1932, elle sort Diplômée de l’Institut d’Ethnologie mais continue ses multiples études.
En 1934, Germaine a 27 ans. Elle est sollicitée par Marcel Mauss pour sa première mission d’ethnologue « sur le terrain » : une recherche dans les Aurès, région très montagneuse du Nord-est de l’Algérie. Il s’agit d’étudier des tribus berbères semi-nomades, les « Chaouïas ». Elle sera financée par l’International Society of African Languages and Cultures (Institut international des langues et civilisations africaines) basé à Londres.
Elle qui avait rêvé de découvrir les peuples inconnus à l’autre bout de la terre, on l’envoie dans un département français ! Pourquoi pas en Auvergne ? Quelle déception !
Mais elle y va… le 19 décembre 1934, accompagnée de Françoise Rivière, chef de mission et directrice du département « Afrique Blanche et Levant », au Musée d’Ethnographie du Trocadéro (MET) à Paris. Ce sont pratiquement les deux premières femmes scientifiques à être envoyées ainsi, seules, si loin de la métropole.
Arrivées ensemble à Alger, puis dans l’Aurès, les deux femmes se séparent peu après pour mener leurs recherches respectives : même si leurs deux démarches s’interpénètrent et sont complémentaires, l’une aura plutôt une démarche ethnographique, qui observe et collecte les objets et les faits, l’autre une démarche ethnologique, qui étudie et analyse les Ouled Abderrahmane, éleveurs et cultivateurs semi-nomades, leur langue, leur culture et leurs liens de parenté. Germaine Tillion va se passionner pour ces populations :
“… En ces lieux là, en ces temps-là, aucun voyageur ne pouvait échapper aux yeux perçants des petits bergers qui, promenant leurs chèvres sur les cimes, se criaient l’un à l’autre les rares nouvelles. C’est ainsi que, lorsque je parvins, crevant de soif, à la source de Kerma (inoubliable merveille coulant d’un rocher), un majestueux patriarche, tout de blanc vêtu, m’attendait féodalement sur ses terres, avec un repas tout prêt – crêpes d’orge émiettées dans du beurre fort, celui que nous appelons rance. Ce plat […] m’a semblé délectable, et il l’était, car, si le terme rance est péjoratif, il convient alors d’en chercher un autre pour qualifier un beurre vieilli avec préméditation et sollicitude, comme tel roquefort ou tel bordeaux de grand renom dont nous clamons les succulences…”
voir Il était une fois l’ethnographie – p. 102-103
Germaine Tillion s’installe à Kebach, le plus pauvre et le plus isolé de tous les hameaux de la région, à quatorze heures de cheval du premier centre, Arris, aux environs de Biskra et aux confins du Sahara.
“… Mon organisation matérielle […] s’avéra minable. Ma tente, étroite, haute, lourde, fut arrachée plusieurs fois par les bourrasques, moi dessous ou plutôt ficelée dedans – car elle possédait un tapis de sol solidement cousu dont on ne se dépêtrait pas facilement. Pourvue d’une seule porte, donc sans possibilité de ventilation, et dépourvue de double toit, elle devenait insupportable pendant les huit mois de soleil intense. Pour comble, elle était si compliquée à monter que je m’en passais souvent en cours de déplacement et, dans les hauts cols de l’Aurès, il m’est arrivé de me réveiller sous une petite bâche et une haute couverture de neige, avec mon chien Sultan grelottant sur mes pieds…”
voir Il était une fois l’ethnographie – p. 108
“… Au cours de mes premiers mois de séjour, j’étais encore trop mal organisée pour pouvoir envoyer régulièrement un employé à Tadjemout chercher les précieuses lettres et les sept journaux qui me reliaient à ma parisienne tribu, mais il y eut toujours un passant bénévole qui, se trouvant à Tadjemout pour ses affaires, acceptait de mettre mon cher petit paquet dans le capuchon de son burnous et de faire le détour pour me l’apporter. Si le détour était trop grand, il remettait le tout à un autre passant que je ne connaissais pas plus que le premier. Pour mon travail, je me déplaçais souvent et à l’improviste, invitée à ceci (par exemple une noce) ou à cela (par exemple un paiement de prix de sang), mais où que je fusse, transmis amicalement de capuchon en capuchon, mon courrier m’arrivait plus vite et plus exactement qu’une lettre de Paris à Paris, en 1999…”
voir Il était une fois l’ethnographie – p. 145
Elle reste dans les Aurès jusqu’au 30 octobre 1935, quand elle revient en France pour le mariage de sa sœur.
Elle obtient aussitôt une nouvelle bourse pour un second séjour, afin de poursuivre ses recherches. Elle repart de janvier 1936 à février 1937. Le groupe des Ouled Abderrahmane devient alors le sujet de sa thèse, qu’en 1938 elle envisage d’intituler Une République du sud-aurésien (in Le témoignage est un combat : une biographie de Germaine Tillion, Jean Lacouture, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 32).
Son directeur de recherche est toujours Marcel Mauss, secondé maintenant par Louis Massignon, dont elle suivra les cours et qui deviendra progressivement l’un de ses proches.
Elle s’inscrit également au cours de berbère d’André Basset, un berbériste renommé, et fréquente régulièrement le Musée de l’Homme où elle fera la connaissance de l’équipe, dont Paul Rivet le directeur, Yvonne Oddon, Jacques Soustelle, etc. Elle se souviendra de ces collègues pendant la Résistance pour créer le réseau qu’elle intitulera « Réseau du Musée de l’Homme ».
En 1938, elle passe des vacances en Bavière. Elle est alors impressionnée par la montée du nazisme.
Elle obtient une troisième mission pour retourner dans les Aurès, mission financée cette fois par le « Centre National de la Recherche Scientifique » (CNRS), institution française où elle vient d’être admise. Elle publie ses premières études ethnologiques consacrées à la population de l’Aurès.
En 1939, elle sort diplômée de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) avec un mémoire sur
La morphologie d’une république berbère : les Ah-Abderrrahman transhumants de l’Aurès méridional.
Le 9 août 1939 : elle repart pour un quatrième séjour sur le terrain, missionnée par le CNRS.
La mission se termine en fin d’année, mais elle est aussitôt suivie par un cinquième et dernier séjour de janvier à mai 1940. Quand elle rentre à Paris, c’est l’exode, puis l’armistice : elle entre en résistance.
À la suite de ses quatre années de détention puis de déportation, Germaine Tillion sera dépossédée de ses travaux sur les Aurès, résultat de six années de recherches : 700 pages de sa thèse et ses notes de travail, qu’elle avait emmenées avec elle en prison pour ne pas les perdre. Après la Libération, elle tentera d’en retrouver la trace. Un très vague écho lui donnera à penser qu’elles ont été emmenées en Union Soviétique dans le « trésor » des nazis récupéré par l’Armée Rouge à Ravensbrück. Mais elle n’en trouvera jamais confirmation.
Suite à la Seconde Guerre mondiale et à sa déportation, Germaine Tillion ne s’occupera plus des Aurès pendant de longues années et demandera même à changer de section à l’EPHE : elle quittera la section Éthnologie/Anthropologie pour intégrer la section Histoire et se consacrera pendant des décennies à ses recherches et publications sur Ravensbrück et les systèmes concentrationnaires.
Cependant, elle publiera en 1966 un livre resté célèbre sur la condition de la femme dans le Bassin Méditerranéen : Le harem et les cousins.
Elle ne recommencera à écrire sur les Aurès que dans les années 1990 : Il était une fois l’ethnographie, publié en 2000, et L’Algérie aurésienne (livre de photographies choisies parmi les 1500 qu’elle avait prises là-bas dans les années 1930), publié en 2005 grâce au soutien de Nancy Wood, jeune chercheuse anglaise qui les avait découvertes oubliées dans le grenier de Germaine.